Les téléspectateurs ont aujourd’hui assez facilement accès à la version originale de la plupart des œuvres que diffuse le petit écran en version française (Internet, DVD, diffusions multilingues…). Il leur est donc aisé d’en comparer l’adaptation française avec le texte original. Et ils s’étonnent souvent de la qualité des adaptations, souvent jugées médiocres.
Parmi tous les reproches qui sont formulés (erreurs, contresens, approximations hasardeuses, manque à la fois de fidélité et d’imagination dans l’ajustement à la langue française, etc.), il en est un qui revient souvent et qui semble – d’ailleurs à juste titre – être accompagné d’un grand étonnement : où sont passés en français les jurons, les grossièretés et les mots crus qui émaillent certains dialogues dans la version originale ?
Ils ont en effet disparu pour la plupart, et les personnages s’expriment dans la langue de Molière avec un vocabulaire châtié, voire désuet, qui n’a plus rien à voir avec celui qu’ils utilisent dans leur langue natale.
Et voilà que, de ça aussi, les auteurs adaptateurs sont rendus responsables. Parfois même les comédiens qui ont participé au doublage !
Certes il est vrai que les premiers, habitués aux exigences des chaînes de télévision françaises, anticipent la plupart du temps et édulcorent d’eux-mêmes leurs textes.
Et il est exact aussi que les comédiens, leur tour venu – désireux de limiter autant que possible ces retakes* devenus aujourd’hui si fréquents pour ne pas dire quasi systématiques – suppriment bien souvent ce qui, dans ces textes, subsisterait et serait à même de déplaire aux oreilles des clients.
C’est ainsi que le malheureux « merde » qu’on pourrait encore trouver sur la bande rythmo est généralement transformé immédiatement à l’enregistrement en « oh non ! », « c’est pas vrai ! » ou « bon sang ! » (un « bon dieu ! » étant plus risqué, surtout chez Disney ou toute référence à Dieu (et à la mort) est absolument bannie, et le totalement inoffensif « mince », qui a eu son heure de succès, ayant par bonheur été quasi définitivement écarté).
Mais le suprême censeur originel, dont tout procède, est et reste le client. C’est lui qui, depuis toujours, fait peser une censure féroce sur le doublage français (d’où les réflexes acquis des auteurs et des comédiens), ce qui dénote le plus grand manque de respect à la fois pour les spectateurs et l’oeuvre originale. Non seulement les premiers sont ravalés au rang de mineurs intellectuels incapables d’entendre un dialogue adulte normal mais encore l’oeuvre est dénaturée car les personnages ont été conçus avec un caractère donné et une façon particulière de s’exprimer. On ne peut pas expurger leur vocabulaire sans les affadir, modifier leur nature et, partant, ce qui sera perçu de leurs relations avec les autres.
Tout ce qui ressemble de près ou de loin à un juron, une grossièreté ou un mot un peu coquin, est donc le plus souvent banni avec la dernière rigueur par le client.
Et l’on assiste parfois à des exigences qu’on a réellement du mal à croire.
La série « ReGenesis », dont les 13 premiers épisodes ont été doublés en septembre et octobre 2005, et dans laquelle je doublais le personnage principal, est très représentative à cet égard.
Les personnages ont un langage assez leste dans la version originale et, sans être particulièrement vulgaires pour autant, jurent aisément. Ils évoluent dans un milieu scientifico-médical et leurs caractères, leurs rapports entre eux, leurs conditions de vie ainsi que les événements qu’ils traversent dans l’histoire justifient amplement leur façon de s’exprimer – sans même parler du fait que de toute façon le langage actuel est ce qu’il est.
Les auteurs de la version française, moins frileux qu’à l’habitude, ont laissé dans leur adaptation pas mal de « gros » mots et quelques expressions un peu « adultes », qui ont été enregistrés tels quels par des comédiens pleins d’espoir…
Hélas, dans la plupart des épisodes non seulement il ne restera rien de tout cela à l’arrivée mais encore aura-t-on l’impression que le texte est destiné à des couventines du siècle dernier.
Car outre tous les « merde », « putain » et « fait chier » qu’il a fallu éradiquer au cours de séances impitoyables de retakes dont la majorité des épisodes ont été victimes (oui, curieusement, quelques-uns parmi les tout premiers épisodes ont échappé au laminage linguistique), voici quelques-uns des mots qu’il a en plus fallu remplacer dans les dialogues :
– dégueulasse : devenu « pas juste ».
– boulot de merde : devenu « dégueulasse » (étonnant de voir que ce qui a été interdit ailleurs est devenu autorisé ici).
– [jaquettes de disques] pourries : devenues « ringardes ».
– conneries : devenues « sottises ».
– roi des connards : devenu « personnage odieux ».
– saloperie : devenue « saleté ».
– ficher le camp : devenu « partir d’ici ».
Personne n’a compris pourquoi il a été demandé de remplacer un « latrines » (avec la note suivante : « même si le mot est exact, remplacez-le ») dans une phrase dans laquelle le personnage enchaînait une série de mots pour désigner ce lieu, alors que « goguenots » et « cagoinces » n’ont eux pas été proscrits.
Et c’est à peine si j’évoque la « branlette » dont une prostituée annonce le prix à un moment donné (en précisant combien elle prend pour se faire prendre par devant et combien lorsque c’est par derrière…).
La directrice artistique a déployé des prouesses d’imagination sur le plateau pour arriver à trouver qu’on pouvait peut-être remplacer le mot par l’expression « à la main » (comprendra qui voudra !)…
Car, il faut le préciser, la plupart du temps rien n’est proposé par le client pour remplacer les mots à bannir. Celui-ci se contente en effet le plus souvent de faire savoir ce qu’il ne veut pas que le téléspectateur entende, à charge pour les comédiens et le directeur artistique de trouver quoi mettre à la place.
Mais il arrive aussi que soit précisément stipulé ce qui doit être dit à tel ou tel endroit.
Et il n’est pas rare que les modifications exigées comportent des fautes de français, des incohérences ou des contresens.
Ainsi, toujours dans la série « ReGenesis », a-t-il fallu par exemple remplacer (sans savoir pourquoi) « activer un virus » par « modifier un virus », alors que ces deux expressions ne signifient pas du tout la même chose et que les auteurs avaient vérifié tous leurs dialogues auprès d’un consultant scientifique spécialement prévu pour en superviser l’exactitude.
Un dernier détail qu’il est intéressant de noter : ces modifications mettent bien souvent les comédiens face à des défis intéressants.
Car si les auteurs essaient en principe d’écrire un texte synchrone, les clients pour leur part corrigent ce texte dans leur bureau, sur le papier, sans se soucier de l’image.
Il leur arrive bien souvent de tiquer sur des expressions ou des mots écrits en fonction d’un synchronisme incontournable, et de réclamer qu’on les change (voire qu’on les supprime purement et simplement sans les remplacer par quoi que ce soit), sans se préoccuper de ce que cela va donner à l’image. De telle sorte qu’on se retrouve avec des textes modifiés impossibles à caser ou manquant de mots.
Mais l’adaptation est aussi bien souvent soumise à d’autres interdits.
Ainsi est-il rigoureusement défendu de prononcer le nom de quelque marque que ce soit dans le doublage d’une œuvre destinée à une diffusion télévisuelle.
Le C.S.A. surveille cela de très près paraît-il, et toute chaîne (en tout cas hertzienne) qui ne respecterait pas cette loi absolue se verrait infliger une amende.
Si dans la version originale il est question de Chanel, par exemple, le téléspectateur français pour sa part entendra donc parler de « parfum » ou de « haute couture ».
Il est donc heureux que le film « Le Diable s’habille en Prada » ait été destiné au grand écran, sinon le titre en serait devenu quelque chose comme « Le Diable s’habille avec des vêtements de luxe ».
Ou encore si dans la version originale il est question de Ferrari, on devra parler de « voiture de sport » dans la version française. Et cela peut faire l’affaire, c’est entendu. Mais en revanche si un flic a la mauvaise idée de vouloir prévenir ses collègues qu’un méchant s’est enfui au volant d’une Volkswagen bleue, par exemple, on risque d’avoir ensuite des soucis sur le plateau pour trouver quoi dire si l’adaptateur s’est contenté de traduire le texte original sans tenir compte du tabou de base, ce qui est malheureusement souvent le cas.
Interdiction peut être faite également d’utiliser dans une oeuvre donnée le nom précis de drogues ou d’alcools. Héroïne ou cocaïne seront alors désignées par l’appellation « poudre » dans le doublage, et le personnage qui dans la version originale propose un whisky ou une coupe de champagne ne proposera qu’une « boisson » ou un « verre » dans la version française.
Il arrive aussi qu’il faille expurger la version française de tout élément à même d’indiquer la provenance de l’oeuvre doublée, dès l’instant où celle-ci n’est pas américaine. Les prénoms allemands dans telle série, par exemple, seront systématiquement lavés de toute consonnance germanique et les noms de lieux évités autant que possible. Probablement a-t-on décidé en haut lieu qu’ils font moins rêver le spectateur moyen que les noms propres anglo-saxons…
Je terminerai enfin en disant que, surtout en considération de tous ces oukases, faire une bonne adaptation est un travail extrêmement complexe et délicat et que, dans ce domaine encore plus que dans d’autres, la critique est aisée mais l’art bien difficile.
* retake : reprise sur un enregistrement déjà effectué.
Il y a quelques années c’était quelque chose d’assez rare. Le principe en est à présent devenu presque incontournable sur les produits pour le petit écran. Et s’il arrive quelquefois qu’un retake soit justifié, indépendamment de cette psychose de censure on assiste le plus souvent à une surenchère d’inutilité assez étonnante dans les demandes, qui frisent parfois le surréalisme (pour ne pas dire qui l’atteignent, voire le dépassent ou le subliment).
On peut d’ailleurs se faire une idée assez précise de la finesse de jugement et du niveau culturel de certains responsables des doublages au sein des chaînes de télévision quand on sait que l’un d’entre eux avait un jour demandé qu’on remplace le prénom qu’il jugeait trop « biblique » de… Abraham Lincoln… Et qu’au sujet d’une jeune fille qui, dans une scène, déclarait à propos d’un garçon « Il me plaît et je prends la pilule », un autre client avait demandé « Ça veut dire quoi ? »…